Dans le sublime théâtre à l'italienne des Lices, feutré de rouge et plein des vapeurs humaines impatientes, Baudelaire et la troupe de l'atelier volant ont fait revivre Poe dans un spectacle au titre éloquent : Extraordinaires. Au beau milieu de la scène, une chaise; tout autour la pénombre. Un poète vient à passer et son subconscient lui fait écho. Puis ce sont des portes qui viennent se dresser là, comme des ouvertures sur l'infinité de l'horreur, ou encore comme les portes de la perception de Blake invitant le spectateur à pénétrer les mystères de son propre inconscient ou de son propre cauchemar. Tel un tableau impressionniste, le décor, la lumière et le mouvement des comédiens jettent ça et là d'émouvantes sensations. Sensations noires, parfois grinçantes qui glacent.
Le décor est minimaliste mais juste, sons et Lumières créent l'atmosphère. Mélanger ainsi diverses œuvres et réussir à plonger le public dans chacune sans le perdre n'était pas pari aisé, et pourtant les quelques objets dénichés dans des brocantes ont suffit à créer un monde fantastique, un monde que les comédiens habitent et où ils invitent le spectateur. Portes par où les acteurs vont et reviennent, chandelier de cristal ou suspension vacillante, flamme de bougie et clair-obscur sont tout autant d'éléments qui cadrent et définissent le verbe de Poe. Les portes ouvrent la perception du cauchemar, de l'irréel ou bien du surréalisme, outre leur fonctions transitoires ces portes frayent le chemin du subconscient et le symbolisent. Un air de piano ébauche le voyage extraordinaire, des voix chuchotantes ou hurlantes angoissent, puis des cloches sonnent midi, des portes claquent et un son électronique d'outre-tombe rythment étrangement la marche éternelle de la morte. Regorgeant de trouvailles scéniques il en est de même pour les costumes. Ainsi les mortes portent-elles une robes blanche que bleuit un effet de lumière, où l'Ange du Bizarre porte le couvre-chef décrit comme son habit dans le livre. Le célèbre Raven est quand à lui juste évoqué grâce à un jeu d'ombre chinoise.
La mise en scène de Laurent Pelly qui s'est construite à partir d'improvisations des comédiens suit un fil thématique qui met en lumière l'adaptation judicieuse d' Agathe Mélinand. Elle dit aimer les mots et le spectateur s'en rend tout de suite compte, le verbe des acteurs résonnent en effet avec toute la poésie de Baudelaire et l'imaginaire de Poe. On entend même une rimes ici ou là justement posée, phrasée avec justesse. Dialogue et monologues se succèdent conférant ainsi au spectacle un rythme qui ne s'essouffle pas. La pièce commence avec “The Philosophy of Furniture” et se termine par la fin de cette même nouvelle. Comme par un système de poupées russes les nouvelles s'imbriquent harmonieusement, ainsi la Maison Usher abrite-t-elle plusieurs histoires. Exploitant les thèmes récurrents de Poe, l'atmosphère étrange prend ici tout son sens. On retrouve par exemple plusieurs fois l’ensevelissement prématuré dans The Duc De L'Omelette ou The Premature Burial ou le fantôme féminin dans "the Fall of the house of Usher" ou "The Oval Portrait " qui est monologué par l'incarnation du portrait. les mots de Baudelaire quasi inchangé ici, sont déclamé avec une voix d'une pureté étrange et terrifiante.
Subtilement chorégraphiée, la pièce apparaît presque comme un ballet. Les acteurs se meuvent avec la lenteur d'un mort-vivant. Quand la folie intervient comme dans "The System of Doctor Tarr and Professor Fether", tout s'accélère, une folle ouvre d'ailleurs la scène à la manière d'un derviche tourneur. "The Angel of the Odd" hurle et adopte excellemment le langage grotesque que Poe lui a assigné. Un enchevêtrement humain met en scène "Le Roi peste" qui scande : «Trahison» avec ses sbires. Aussi un jeu de répétition montrant tour à tour démon, ivrognes, fantôme et corbeau accentue l'inquiétude du spectateur, cette redondance est réitérée avec les mortes qui infiniment erreront et hanteront les maisons où elles ont péri. Les transitions sont malines si bien que toutes ces nouvelles fusionnent en une œuvre harmonieuse que Poe aurait sans doute saluée.
Ce spectacle synthétise la peur, le grotesque, le rire et la poésie. Défaites vous de tout vos carcans intellectuels et aventurez vous dans un voyage atmosphérique aux portes de l'étrange ; vous en sortirez émerveillé et avec le désir de dévorer l'œuvre intégrale d'Edgar Allan Poe.