IDENTIFICATION
Titre : Mancha Chevalier errant
Auteur : CMAX (pseudo de Maximilien Le Roy)
Classement parmi les Arts : 9e (Bande dessinée)
Éditeur : Futuropolis, maison d'édition du groupe Gallimard
Date de parution : Novembre 2007
Isbn : 978-2-7548-0146-1 / Prix de vente : 17,25 €
Forme : Dimensions : 30 x 21 x 1 cm / One shot de 114 pages d'inspirations multiples livrées dans un cahier 'excipit' de 4 pages intitulé : De Cervantes à Mancha
Techniques : aquarelle et techniques mixtes pour l'excipit
Épigraphes :
« et la folie suprême n'est-elle pas de voir la vie telle qu'elle est, et non telle qu'elle devrait être ? »
Cervantes, Don Quichotte de la Mancha
« Telle est ma quête,
Suivre l'étoile
Peu m'importent mes chances
Peu m'importe le temps
Ou ma désespérance
Et puis lutter toujours
Sans questions ni repos
Se damner
Pour l'or d'un mot d'amour »
Jacques Brel, L'homme de la Mancha, La Quête
Dédicaces :
A mes grands-parents
A Jacqueline & Michel
A ton étoile
PAGES DE DEPART (première page numérotée)
L'OBJET LIVRE - PARATEXTE
Voisinant, sur les tables de librairie, Trois Ombres de Cyril Pedrosa, un album aux allures gothique et Dans la colonie pénitentiaire, une adaptation de la nouvelle de Franz Kafka par Mael ; il était difficile de passer à côté de l'album : Mancha – Chevalier errant de Cmax tant la silhouette du personnage indolemment assise sur un fauteuil de fortune et entourée d'objets hétéroclites invite au regard.
Ce cartonnage d’éditeur de 200 x 285 mm, sur papier mat, de format plus petit qu'un format Bd classique ainsi que l'allocution : « Un récit de CMax » font aussitôt songer à un roman graphique. Pourtant, il s'agit bel et bien d'une bande dessinée avec ses planches, ses lignes de force, découpées en cases rythmées de bulles ou d'onomatopées. Le titre éponyme « Mancha » en police de caractère gras de type 'machine à écrire' et sous-titré « Chevalier errant » est éloquent. On songe aussitôt à Cervantes et son Don Quichotte de la Mancha ou du moins à un personnage idéaliste et flâneur.
La couverture appelle... Le chevalier errant semble inviter le lecteur à ouvrir l'ouvrage. Le traitement de la couleur sur le personnage le fait, évidemment, ressortir, rose, blanc, chocolat comme sa peau sur un fond vert tendre puis soutenu. Mancha apparaît artiste dégingandé, oisif, bohème, pauvrement vêtu mais avec style (il porte dreadlocks, bracelets, foulards et lunettes colorés) et ceint d'un attirail de ferraille puis d'outil du peintre.
A ses pieds, un portrait de femme et des pinceaux qui laisse penser qu'il en est l'auteur, sur un bidon métallique, l'énigmatique mot « DULCINEA », nom du personnage fictif du roman de Miguel Cervantes, Don Quichotte. Mancha, nonchalamment assis sur un fauteuil tout rafistolé se détache d'un fond gribouillé par lui même dans une pose méditative. Il semble blasé. Autour de lui des seaux, un bidon customisé, une vieille moto, un moteur.
Les pages de gardes de couleur chocolat prolonge l'harmonie et souligne la couleur de peau du personnage. Sur la page de faux-titre, ressort une œuvre en filigrane du peintre Mancha. Sa silhouette se dessine dessus comme en contre jour, il tient un pinceau à la main et de la peinture se déverse encore dans le seau, il est en train d'achever son travail, une réalisation qui évoque la peur, la guerre, la souffrance... En exergue, une citation de Cervantès. En regard de la page de départ, plusieurs dédicaces de Cmax dont une référencée Noir Désir : A ton étoile et une strophe d'une chanson de Brel de l'homme de la Mancha, la quête, donnent le ton de cette variation du classique de CERVANTES.
Cette ouvrage ne comporte pas de quatrième de couverture descriptive mais une superbe planche aquarellée qui ouvre l'horizon sur un coucher de soleil marin et trois pirogues.
Une des particularité de l'ouvrage est son épilogue, un livret de quatre pages de conclusion dans lesquelles l'artiste, Cmax, expose ses influences variées par des techniques qui le sont tout autant : collages, dessins, peinture, schémas, citations, notes de l'auteur, différentes polices de caractère, notes manuscrites...
HISTOIRE EN BULLES
Evoluant dans un Mali contemporain, Mancha est un rescapé des massacres entre Hutus et Tutsis au Rwanda. Est-ce depuis ou a-t-il toujours été ainsi? en tous cas il fuit une réalité trop crue pour s'en inventer une toute aussi cruelle. «Heureusement que l'art est là pour supporter la vérité !» dira-t-il. Peintre et poète, il est artiste inadapté, rêveur et un peu fou. Mancha vit dans un monde bien à lui, volontiers cynique à l'instar de Diogène, il fait preuve d'un stoïcisme poétique. Il répondra par exemple à son ami Sancho qui lui suggère de «gagner sa vie» : «Ma mère me l'a déjà donnée, non ? Pourquoi diable perdrais-je mon temps à gagner ma vie ?». Ses échappatoires : peinture, amitié et champignons hallucinogènes ou autres psychotropes.
Toujours un joint aux lèvres, il médite, palabre avec son fidèle ami Sancho ou virevolte en tout sens selon le degrès d'ivresse auquel il est sujet. Ses visions prennent forme tohu bohu si bien qu'il serait aisé de le prendre pour un aliéné. Eternel rêveur, redresseur de torts, il se définit lui-même comme un chevalier errant, défenseur des opprimés.
Quand un jour alors qu'il est en ville avec Sancho il croise le regard d'une femme blanche dans un taxi, le voilà amoureux transi. Il mettra cependant quelque temps avant de déclarer sa flamme, trop de temps, Alonzo Loren dite Dulcinéa est déjà repartie pour Paris. Dès lors il n'a plus qu'une idée en tête, la retrouver.
Il enfourche sa moto et, accompagné de Sancho, affrontera des armées de créatures malfaisantes ou autres monstres terrifiants issus de son imagination. Traversant les mers et les frontières, il part à la rencontre de ses propres chimères...
Les sujets ici traités touchent l'exil, la souffrance liée à la guerre, la difficulté à être différent, la liberté, l'amitié _la vraie, l'amour _un peu et surtout la fantasmagorie, l'onirisme et les paradis artificiels.
Mancha c'est un peu un « road-trip » entre Afrique et Eldorado français, entre réalité crue et imaginaire débridé où Mancha, chevalier errant vit une bohème désenchantée et psychotique.
INFLUENCES ET INTERTEXTUALITE
Dans cette évidente variation moderne du Don Quichotte de Cervantes, les multiples influences donnent lieu à une intertextualité immensément riche.
Selon la proximité culturelle que partage le lecteur avec Cmax, il lui est plus ou moins aisé de repérer ces sources d'inspiration.
Ainsi rapproche-t-on spontanément Mancha du Mercutio du film Roméo + Juliette de Baz luhrmann joué par Harold Perrineau. Les deux personnages partagent style, couleur de peau, postures et usage de drogue...
Jean-Michel Basquiat
Notre héros peut également être apparentée aux clochards célestes de Kerouac : « Mais tant que l'esprit est en éveil, même si la chair se tourmente captive, l'existence vaut la peine d'être vécue. », le personnage du beatnik transmuant alors son traumatisme en hédonisme. La dégaine de Mancha rime aussi avec celle du philosophe Diogène ou du peintre Jean-Michel Basquiat ; figures déjà intimement liées par une certaine idée de l'anticonformisme, de la contre-culture, d'une liberté à être ...
Aussi la littérature hallucinée telle que L'herbe du diable et la petite fumée de Castaneda, William Blake ou encore Huxley et ses portes de la perception contribue largement aux fuites psychédéliques de Mancha.
La peinture et les arts graphiques ne sont pas laissés pour compte, on reconnaît ainsi aisément le Guernica de Picasso dans un cauchemar de Mancha(p.26)
On note d'innombrables références aux textes de musiciens tels que :
► Jacques Brel : Ne me Quitte pas - « Non, Ne... Laisse-moi devenir l'ombre de ta main, l'ombre de ton chien, mais ne me jette pas... »
Jef - « Allez, arrête de sangloter comme ça parce qu'une putain t'as claqué dans les mains... Foutons le camp de ce trottoir... »...
J'arrive - « ai-je jamais rien fait d'autre que d'arriver »
► Une à Elli Medeiros, un des sex-symbols français des années 1980: « Huhu, Salut... Toi, toi mon toit! »
► Damien Saez: à bout de souffle- « On est vivant tant qu'on est inconscient »
...
TRAITEMENT GRAPHIQUE
Le dessin et surtout les couleurs donnent au récit une dimension supplémentaire. Des villages typiques du Mali aux paysages africains, le trait de Cmax en restitue habilement les ambiances suaves et langoureuses grâce à l'usage de tons chauds : chocolat, camel, ocre... Ces tons font progressivement place à la froideur du bleu et du vert quand les deux compagnons approchent de la France et de sa capitale. La grisaille prend alors place. Les hallucinations de Mancha, revêtent le jaune ou le rouge et se mélangent pour former des visages répugnants tout droit issus de délires psychédéliques. Les cases mêmes d'abord strictement dessinée s'amollissent et singularisent l'état d'ivresse.
Le personnage stylisé de Mancha ressemble, comme je l'ai dit plus haut, à plusieurs figures connues, le joker de DC comics, le peintre Basquiat ou Mercutio et est au coeur du graphisme de cet album. Ses déambulations successives sont marquées par le port d'un couvre chef différents. Un foulard noue ses cheveux en couverture puis on le voit coiffé d'un chapeau haut de forme décoré d'un as de coeur, un seau l'habille ensuite lorqu'il palabre avec Sancho mais avant tout ses impressionnantes dreadlocks donnent du style au chevalier errant.
Les rêves cauchemardesques de Mancha se colorent de rouge. Le traumatisme des massacres belliqueux entre Hutus et Tutsi restera à jamais encré de sang qui coule.
On note une réèlle progression dans l'articulation graphique si bien que la première et la dernière pages sont marquées par la présence d'un revolver et d'un tir sans visée apparente : « PAW ». L'histoire apparaît ainsi comme enveloppé de violence.
Cmax a pris le partie de ne réaliser que trois monoplanches qui chaque fois illustrent un voyage : l'un psychédélique où l'on voit Mancha se noyer dans une spirale rouge, un autre est physique : ciel bleu-dur, lignes electriques et avion qui s'envole (Mancha retourne en Afrique) et la dernière représente des monceaux de ferraille dans une casse et l'onomatopée : « BLAM » peut-être voyage vers l'au-delà, Mancha s'est-il donner la mort ?
MANCHA, UN CHEVALIER MODERNE
Voici une bande dessinée qui fait la part belle aux croisement des arts ! Appréhender ainsi à la fois un auteur du XVIIe siècle : Cervantes, des musiciens du XXe, des peintres comme Basquiat, Picasso ou Max Ernst, des philosophes tels que Blake ou Huxley n'était pas pari aisé et pourtant Cmax l'a fait avec brio.
A ceux que les classiques effraient ou que la chanson à texte ennuie, plongez dans Mancha... Pour ma part il m'a donné envie de lire Don Quichotte et de réécouter les chansons citées.
Cmax rend également compte de l'intemporalité de l'œuvre d'art au sens large. Un classique ne meurt jamais et si Lanzmann avait réussi son opus armant Roméo et Juliette de flingues Cmax a tout autant modernisé Don Quichotte.
Le texte est bourré de références et chaque planche est un régal visuel.
Nul besoin de vous dire que je vous encourage vivement à découvrir cette superbe bande dessinée, comme vous l'avez compris elle m'a conquise.
ANNEXES
A ton étoile, (1996) Noir Désir
Sous la lumière en plein
et dans l'ombre en silence
si tu cherches un abri
Inaccessible
Dis toi qu'il n'est pas loin et qu'on y brille
A ton étoile
Petite sœur de mes nuits
ça m'a manqué tout ça
quand tu sauvais la face
à bien d'autre que moi
sache que je n'oublie rien mais qu'on efface
A ton étoile
Toujours à l'horizon
Des soleils qui s'inclinent
comme on a pas le choix il nous reste le cœur
tu peux cracher même rire, et tu le dois
A ton étoile
A Marcos
A la joie
A la beauté des rêves
A la mélancolie
A l'espoir qui nous tient
A la santé du feu
Et de la flamme
A ton étoile
La quête - L'homme de la Mancha (1968) - Brel
Rêver un impossible rêve
Porter le chagrin des départs
Brûler d'une possible fièvre
Partir où personne ne part
Aimer jusqu'à la déchirure
Aimer, même trop, même mal,
Tenter, sans force et sans armure,
D'atteindre l'inaccessible étoile
Telle est ma quête,
Suivre l'étoile
Peu m'importent mes chances
Peu m'importe le temps
Ou ma désespérance
Et puis lutter toujours
Sans questions ni repos
Se damner
Pour l'or d'un mot d'amour
Je ne sais si je serai ce héros
Mais mon cœur serait tranquille
Et les villes s'éclabousseraient de bleu
Parce qu'un malheureux
Brûle encore, bien qu'ayant tout brûlé
Brûle encore, même trop, même mal
Pour atteindre à s'en écarteler
Pour atteindre l'inaccessible étoile.
" Don Quichotte de la Mancha : un utopiste illuminé qui se projette dans un univers imaginaire en guise de substitut d'un réel qu'il pleure. Un homme en duel permanent."
CMax